Les bébés et le langage : quand les neurosciences tordent le cou aux idées reçues

Les nourrissons ne sont pas des êtres passifs, ils apprennent en permanence. Dans "La Puissance des bébés", la scientifique Nawal Abboub nous révèle comment les aider

Les bébés sont des génies méconnus. Loin d’être passifs, tout juste bons à manger et dormir, ils font au contraire preuve de fascinantes capacités. Observation, apprentissage, communication : toutes ces compétences sont déjà là dès la naissance, et même avant. Grâce aux progrès en neuro-imagerie (IRM, spectroscopie proche infrarouge, magnétoencéphalographie...) et à l’arrivée de nouvelles méthodes en psychologie comportementale, les neuroscientifiques ont fait ces dernières années des bonds de géant dans la compréhension du fonctionnement du cerveau des nouveau-nés et des bébés.

Ce sont ces avancées que Nawal Abboub, docteur en neurosciences cognitives, veut partager. Avec La Puissance des bébés (Fayard), cette jeune scientifique nous emmène découvrir les recherches les plus marquantes. Comment les tout-petits apprennent à parler, tout ce qu’ils comprennent avant même de pouvoir s’exprimer, leur façon d’analyser leur environnement, mais aussi leur besoin vital d’interactions et l’existence de "périodes sensibles" qui sont autant de fenêtres d’opportunités à ne pas manquer pour leur développement : cette accumulation de connaissances nous invite à changer de regard sur les bébés.

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Il y a en effet urgence à ce que les données acquises par les scientifiques soient mises au service des parents - et de la société tout entière. Car tout ne se joue pas avant 6 ans... mais bien plus tôt. "Les inégalités entre les enfants s’installent vers 18 mois, explique Nawal Abboub. A 3 ans, tous les enfants n’ont déjà plus les mêmes chances." Un message difficile à faire passer dans notre pays. Il devrait pourtant inciter à l’optimisme, car il ne faut y voir aucun déterminisme, martèle la chercheuse. La bonne nouvelle, au contraire, c’est qu’en adoptant les comportements adéquats les adultes peuvent faciliter les apprentissages des petits et renforcer leurs capacités. En somme, leur offrir le meilleur départ possible dans la vie, qui leur profitera ensuite tout au long de leur existence.

Rien de compliqué ni de stressant, pourtant. Loin des diktats et des interdits, légion dans les ouvrages consacrés à l’éducation et à la petite enfance, Nawal Abboub souhaite au contraire déculpabiliser les parents - y compris sur les écrans, dont les dernières études montrent qu’ils ne sont finalement pas le mal absolu décrit un peu trop vite par certains. Ses conseils, basés sur la science, sont d’une simplicité enfantine, au service d’une conviction : "Ce qui se passe dans la petite enfance fait la différence. Nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas."

Idées reçues : encore trop de préjugés sur les nourrissons
Ils ne voient pas les couleurs, ne communiquent pas, ne comprennent rien... Tous ces préjugés sur les bébés, et d’autres encore, bien que très répandus, ont été réfutés par les scientifiques. Ainsi en va-t-il aussi de l’idée que les foetus sont hermétiques à la vie extérieure, bien à l’abri dans le ventre de leur maman. Des chercheurs ont exposé in utero des enfants à des comptines. A la naissance et à 4 mois, ils ont enregistré leur activité cérébrale en leur faisant écouter cette même comptine, puis les ont comparés à un groupe témoin n’ayant reçu aucune stimulation in utero : les bébés exposés avant de venir au monde avaient une activité cérébrale plus forte que les autres quand ils entendaient à nouveau le même air, preuve qu’ils le reconnaissaient !

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Autre idée reçue, celle développée par Jean Piaget, célèbre psychologue suisse pour qui le développement du langage se fait par étapes. "En réalité, les tout-petits apprennent beaucoup de choses en même temps, en particulier le vocabulaire et la syntaxe, alors qu’on a longtemps cru que l’un venait après l’autre", corrige Nawal Abboub. Même erreur d’interprétation avec le concept de "plasticité cérébrale", qui voudrait que notre cerveau soit malléable à l’infini, et à tous les âges de la vie. En réalité, "il existe des périodes particulières de [...] haute réceptivité des neurones, et elles se situent au début de la vie", détaille Nawal Abboub. Les expériences vécues par les bébés à ces "périodes sensibles" ont des conséquences sur leurs capacités perceptives et cognitives pour toute la vie. Et si les apprentissages n’ont pas eu lieu dans ces moments, ils deviendront beaucoup plus difficiles. Une réalité illustrée par le cas des enfants sourds de naissance : plus ils sont appareillés tard, et plus leur langage en sera affecté, rappelle la chercheuse.

Langue maternelle : comment les bébés apprennent à parler
Première surprise, l’apprentissage de la langue démarre bien plus tôt qu’on ne le pensait. Pas à 6 mois, ni même à 1 mois. Non, avant la naissance ! Une découverte que l’on doit à des chercheurs français, Ghislaine Dehaene au Commissariat à l’énergie atomique et Fabrice Wallois de l’université d’Amiens, qui ont pu étudier des grands prématurés. En les exposant à des répétitions de syllabes et en enregistrant l’activité électrique de leur cerveau, ils ont montré qu’après seulement 28 semaines de vie in utero les enfants repéraient déjà des différences entre des phonèmes ! Le cerveau est donc en quelque sorte précâblé pour s’y retrouver dans le flux continu de sons qu’est la parole. Et heureusement, car à l’oral, il n’y a pas d’espaces, de pauses : "trouverlesmotsdanslesphrasesnestpasfacile", illustre Nawal Abboub.

Les équipes du Pr Wallois du CHU d’Amiens ont contribué à développer des casques d’électro-encéphalographie adaptés aux prématurés.
Les équipes du Pr Wallois du CHU d’Amiens ont contribué à développer des casques d’électro-encéphalographie adaptés aux prématurés.collection personnelle
Les bébés sont donc des champions pour identifier les limites des mots. Pour cela, ils utilisent la prosodie, autrement dit la musique du langage, les intonations, et repèrent aussi les séquences de sons qui se répètent le plus souvent : "Leur cerveau calcule automatiquement que les syllabes qui se suivent avec une probabilité élevée forment des noms", note la chercheuse. Enfin, ils s’aident des petits mots qui reviennent très souvent - le, la, les... - comme autant de "repères dans le flot de paroles". Ces capacités d’apprentissage "sans supervision", implicites et puissantes, ne fonctionnent toutefois que dans les interactions. "Les bébés n’apprennent pas dans des conditions passives : ni devant une télévision, ni à côté d’une radio, ni à proximité d’une conversation qui n’a pas de sens pour eux", résume la scientifique. En revanche, les petits prêtent une grande attention aux signaux envoyés par les adultes : "Si quelqu’un le regarde, l’enfant conclut que cette personne cherche à lui communiquer des informations importantes, et cela l’aide à apprendre", poursuit-elle. Une fois que l’on sait tout cela, aider bébé à nous comprendre, puis à apprendre à parler devient évident.

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On peut commencer par s’adresser à lui pendant qu’il est encore dans le ventre de sa maman. Après la naissance, au fil des semaines, il faudra accentuer ses intonations naturelles : "Il ne faut pas hésiter à théâtraliser ses paroles, à moduler sa voix", insiste Nawal Abboub. L’essentiel est d’échanger avec son nourrisson : "Très vite, il suffira d’attendre cinq secondes après lui avoir dit quelque chose pour le voir réagir. Une petite bouche qui s’ouvre, des bras qui battent, c’est déjà le début d’une conversation", s’émerveille la chercheuse. Autres conseils : quand l’enfant commence à parler, ne pas lui faire répéter les mots qu’il écorche (il les a enregistrés, mais n’a pas la capacité physique de les prononcer), et, surtout, le plus important, bannir le "parler bébé" ("Tu as bobo où ?"). "Les bébés n’apprennent pas au travers de phrases simples, mais par la richesse de la langue", répète-t-elle. Les enjeux sont immenses, car beaucoup va dépendre de la réussite et de la richesse de cet apprentissage. "Apprendre le langage, c’est apprendre finalement un système de codes complexe qui va construire l’esprit humain", explique la neuroscientifique.

Bilinguisme : que des avantages !
C’est une peur qui circule depuis un siècle. A partir des années 1920, des psychologues et pédiatres ont commencé à alerter contre la "confusion mentale" et un "retard" dans le développement cognitif induit par l’apprentissage précoce d’une deuxième langue. Depuis, de nombreuses recherches ont démenti cette idée reçue. Le bilinguisme précoce représente au contraire une formidable opportunité. A 6 mois, le cerveau est peu "spécialisé" et peut apprendre plusieurs langues sans problème, là où à 15 ans il a développé une telle expertise pour la langue maternelle qu’il lui faut bien plus d’efforts pour assimiler une nouvelle langue.

Comme pour la langue maternelle, le bilinguisme débute in utero. Une recherche menée par Nawal Abboub sur des nouveau-nés a prouvé que ceux en contact sonore avec plusieurs langues avaient déjà un avantage, par rapport aux "monolingues", pour reconnaître les tonalités musicales des différentes langues. Une autre recherche à laquelle elle a participé au Centre de neurosciences intégratives et de cognition a révélé que même un taux d’exposition de 30 % à une langue étrangère suffit pour que des bébés de 10 mois distinguent différents types d’accentuation, à l’inverse des bébés "monolingues". "En l’état actuel des recherches, nous pensons que lorsque le bébé bilingue perçoit et communique, les langues présentes dans son cerveau sont en ’concurrence’ pour être activées et choisies. Le tout-petit doit en choisir une, ce qui exige de l’attention et de la flexibilité de la part de son cerveau. L’interférence oblige le cerveau à résoudre un conflit interne", décrypte Nawal Abboub. Des recherches suggèrent même que cette flexibilité cognitive fournit aux bilingues précoces des avantages non seulement pour l’apprentissage d’autres langues, mais aussi en matière de flexibilité sociale et de maîtrise des codes de communication.

Pour Nawal Abboub, les conclusions sont claires : il faut valoriser le bilinguisme pour toutes les langues, y compris régionales, le plus tôt étant le mieux. Les parents bilingues doivent simplement prendre garde à ne pas mélanger des mots ou des structures syntaxiques de plusieurs langues dans une même phrase.

La Puissance des bébés, par Nawal Abboub. Fayard, 300 p., 19 €. Parution le 21 septembre.