Marie Saglio : « Le psychologue est un anthropologue de l’esprit »

Actualités professionnelles le 21 avril 2023
Marie Saglio est spécialiste de l’exclusion sociale, des bidonvilles d’Inde et du Brésil et des questions migratoires. Elle enseigne l’anthropologie de l’Inde contemporaine à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), et est membre statuaire du CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les Mondes africains, américains et asiatiques). Marie Saglio est par ailleurs psychologue clinicienne auprès de populations exilées dans la consultation de psychotraumatisme de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Depuis cette année, elle est directrice de l’Institut Convergences Migrations. Après plusieurs ouvrages scientifiques et essais, elle vient de publier son premier roman, intitulé Bombay[1], incursion dans la réalité d’une Inde à la fois mystérieuse, magique, et dévastatrice.

Guillaume Bouvy : Quelles ont été vos motivations pour écrire ce livre ?

Marie Saglio : Je travaille depuis une trentaine d’années sur l’Inde. Au début des années 1990, les violences autour des nationalismes hindous ont commencé à exploser. Après ma thèse d’anthropologie[2], j’ai enseigné l’Inde à l’Inalco. Plus on étudie ce pays plus il nous échappe… les choses nous paraissent plus sensibles, et comme j’ai pu l’écrire dans mon livre, il y a la question des dettes : notamment envers la personne qui m’a introduit, Shantiji, une travailleuse sociale du Maharashtra[3], morte en 2019. Lorsque j’enseigne, j’essaie de sensibiliser les étudiants. De façon plus large, je soulève beaucoup de problématiques à travers ce livre. L’Inde est en train de traverser de grandes violences politiques. C’est un pays très syncrétique où apparaît un raidissement entre « purs » hindous orthodoxes et « barbares » musulmans et chrétiens. De grosses bêtises sont encore publiées sur ce pays, sur la pauvreté, sur les bidonvilles… L’Inde est encore très exotisée. Je me suis donc intéressée à tout ce que l’Occidental ne voit pas, dans une ville unique, où tout peut cohabiter.

J’ai écrit ce livre en plusieurs années, il m’a toujours accompagné depuis la parution de La Voix de ceux qui crient[4]. Et puis quand on écrit un roman, on fait un peu sa psychanalyse. Mais de cela, je m’en suis rendu compte après !

G.B. : Pourquoi avoir choisi Bombay comme titre de votre livre et non Mumbai, nom actuel officiel ?

M.S. : Bombay est le nom historique hérité des colons portugais puis anglais. Cette appellation représente l’Inde coloniale. Bombay illustre la diversité, et c’est aussi la capitale économique. Cette ville est par ailleurs associée au Bollywood : c’est le lieu de tous les fantasmes. Le nom de Mumbai a été attribué par les nationalistes hindous, pour sortir du carcan colonial. Par homophonie, c’est également le nom de la déesse originelle de Bombay, Mumba Devi.

G.B. : Comment se départit-on du réel lorsque l’on est autant inscrit dans ce dernier, que cela soit à travers l’anthropologie ou la psychologie ?

M.S. : Le réel est toujours mille fois plus intriguant que la fiction. Dans mon livre, tout est recomposé, il ne s’agit pas d’un récit à proprement parler. Tout est vrai dans ce que j’ai écrit. Les personnages sont composés de ce j’ai vu et de ce j’ai entendu. Cette impression de liberté était jubilatoire. Les personnages peuvent tout faire, mais il faut faire des choix douloureux pour rendre lisible un livre. Le travail d’écriture a été très dur, il a fallu que je réduise certaines descriptions qui s’étiraient sur 30 pages, que j’ai ramenées à 3 pages ! Cela fait partie d’un nécessaire apprentissage.

G.B. : Quel lien existe entre votre travail d’anthropologue et celui de psychologue ?

M.S. : Même si c’est un grand débat, et qu’il y a une séparation radicale selon Lévi-Strauss entre ces deux disciplines, j’ai besoin de l’un et de l’autre. Cela me permet de mieux réfléchir. Je suis anthropologue de formation. La psychologie est arrivée au fur et à mesure. J’ai travaillé sur de très basses castes, au Brésil également, et sur la question de l’exclusion urbaine. J’ai découvert une négociation permanente de la violence sociale en Inde, qui s’articule autour de stigmates sociaux : l’intouchabilité d’un côté, les parias et la pauvreté de l’autre. Je me suis formée en parallèle de l’enseignement et l’anthropologie pour devenir psychologue depuis 2010. 95 % des personnes que je reçois au Centre régional de psychotraumatisme Paris Nord sont des exilés. Être professeur et soignant se combine très bien, dans la posture d’accompagnement et de transmission. Le psychologue est en quelque sorte un anthropologue de l’esprit.

J’ai l’impression d’appartenir au « bon » côté, tout en ayant accès à un autre. Pour autant, je ne veux pas me positionner comme aidante, à l’instar de Bourdieu dans La Misère du monde, qui refuse la posture de surplomb qui parlerait sur ou à la place de. Je n’ai jamais mis les pieds dans un hôtel en Inde. Je connais toutes les castes, et toutes les familles, de la plus haute aux plus basses.

G.B. : Que vous a apporté le fait d’être psychologue dans l’écriture de ce roman ?

M.S. : Ce livre est assez psychologique. C’est avant tout l’histoire d’une quête, où les personnages ont beaucoup de doutes. D’autres grands motifs traversent le livre, comme la honte. C’est un sentiment social que je rencontre beaucoup à Bobigny. J’utilise souvent la comparaison, bien qu’elle soit sujette à caution.

G.B. : Dès les premières phrases apparaît le thème du retour, celui de Shiv, exilé plusieurs années à Londres où il travaillait dans une entreprise internationale de recyclage de déchets. Le retour sera un fil rouge tout au long du roman, tout comme celui de la mort. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

M.S. : En Inde, le risque de mourir est omniprésent. Bombay est un lieu où l’on peut vivre avec ses fantômes… Je voulais rappeler des éléments mortifères et toute la violence de cette société. En psychotraumatisme, quitter ses proches peut être perçu comme un décès. Ce livre est aussi l’histoire d’une renaissance. Le retour peut être constructif. En ce qui me concerne, c’est aussi un retour dans un pays qui m’a accueilli chaque année depuis les années 1990, sauf pendant le Covid.

G.B. : Vous abordez également la question du patriarcat, du viol et de la place des femmes dans la société indienne par le biais de nombreux personnages féminins. Les hommes semblent partout, et pourtant ce ne sont pas eux qui sont au cœur du récit.

M.S. : Shiv est un peu comme une éponge, qui avance et apprend au fil du récit. Je l’ai voulu un peu comme Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale de Flaubert. À l’inverse, les personnages féminins sont forts, malgré les violences communautaires et de castes. Les mariages entre Parsis et brahmanes ne sont pas possibles par exemple. Le patriarcat est une particularité très forte en Inde. Le viol d’un des personnages fait écho au viol collectif en 2012 d’une femme par six hommes dans un bus à New Delhi, ayant entraîné sa mort. Cela a été le début de la mobilisation des femmes en Inde, qui se sont érigées contre les violences des hommes. Certaines religions cautionnent tout cela, telle que la place de l’homme qui organise la société et inscrit sa domination dans les familles par lignage. Comme le disait Nehru : « Ce dont nous avons besoin c’est de science et de spiritualité, pas de politique et de religion. »

G.B. Des incursions spirituelles, voire surréalistes surviennent dans votre livre, comme l’apparition de Manju dans les rêves de Shiv. D’autre rituels sont décrits, et l’extrémisme hindou est pointé du doigt. Quel est l’impact de la religion sur la société ?

M.S. : Quand on parle de l’Inde, il est difficile de parler de la société sans parler de religion. La société indienne est très différente de notre société laïque et profane. Les affiliations sociales sont très fortes. Il faut distinguer le spirituel du religieux, qui se présente sous forme de rituels, et qui est effectué sans réflexion, dans une performativité continuelle. Le religieux est ce qui fait tenir le pays, le structure et établit des hiérarchies sociales. Comme a pu l’écrire l’anthropologue Louis Dumont, père des études sociologiques sur l’Inde, la religion absorbe tout. Depuis leur arrivée au pouvoir, les hindouistes proposent une morale pseudo orthodoxe. Ce livre constitue une alerte sur le fait que l’Inde peut basculer si la violence continue. La politisation des questions sociales pourrait conduire à l’explosion.

G.B. : Avez-vous d’autres projets de romans ?

M.S. : Oui, j’ai deux romans en cours, dont un qui portera sur São Paulo[5]. J’aimerais faire rentrer encore plus d’invisible, de religieux et de fantastique dans mes textes.

Pour aller plus loin : https://www.mcsy.fr

[1] Publié en janvier 2023, Serge Safran éd.

[2] « Travail et politique en Inde : une dynamique du changement social : l’exemple des jati du cuir dans le Maharashtra », sous la direction de Francis Zimmermann, soutenue en 1996 à Paris, EHESS.

[3] État du centre-ouest de l’Inde. Il est surtout connu pour sa capitale dynamique, Mumbai (anciennement Bombay).

[4] Publié en mars 2018, Albin Michel.

[5] Marie Saglio a par ailleurs écrit la pièce Tout se joue à l’audience, signée Maren Saxit.